Par Emeline Wuilbercq (Le Monde.fr Le 05.02.2015 à 10h29)


Bineta Diop, envoyée spéciale de l'Union africaine pour les femmes, la paix et la sécurité.


Bineta Diop maîtrise l’art des bonnes manières. Hormis quelques bâillements, rien ne trahit sa fatigue malgré notre rencontre tardive au siège de l'Union africaine (UA). Ce soir-là, la militante « impétueuse » décrite par ses collaborateurs a laissé place à une Bineta Diop un brin apathique. Depuis que la présidente de la Commission de l’UA Nkosazana Dlamini-Zuma l’a nommée envoyée spéciale pour les femmes, la paix et la sécurité en janvier 2014, la Sénégalaise de 65 ans n'a plus une minute à elle. Sur ses genoux, un iPad et un téléphone prêt à être décroché à la moindre vibration.
Bineta Diop veut guider ses semblables dans les processus de paix et en découdre grâce au poids des mots. « Seuls ceux qui ont les armes sont invités à la table des négociations, déplore-t-elle. Les dirigeants africains répètent à l'envi qu'il faut faire taire les armes d'ici 2020, mais sans les femmes, cette lutte est vaine. »

 


Ses victoires contre les discriminations
C’est sous l’influence de sa mère Marèma Lô, la vice-présidente des femmes de l’Union progressiste sénégalaise [le parti du premier président de la République du Sénégal Léopold Sédar Senghor] que Bineta Diop comprend que les femmes doivent revendiquer leurs droits. « Ma mère était une féministe visionnaire, confie cette native de Guéroult, dans le nord-ouest du Sénégal. J'ai décidé de suivre ses pas. » Mariée à 19 ans à un diplomate, Bineta Diop s’installe dans l’empire d’Abyssinie où elle rencontre les pères fondateurs de l'Organisation de l'Union africaine (OUA), l’ancêtre de l’UA. Puis elle s’envole à Paris pour étudier le commerce.

Elle part ensuite vivre à Genève et devient la première Africaine à entrer à la Commission internationale des juristes (CIJ). Chargée de l'élaboration de la charte africaine des droits de l'homme et des peuples, elle constate la souffrance des femmes en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient. Elle décide de réunir d'éminentes avocates africaines pour mettre en place un protocole relatif aux droits de la femme. Il naîtra à Maputo, au Mozambique, en 2003.

 

 


Bineta Diop savoure avec humilité ses victoires contre les discriminations, à commencer par l'adoption du principe de parité entre les sexes par l'UA en 2003 qui a permis la nomination de cinq femmes commissaires. Mais sa plus grande fierté est d'avoir créé en 1996 l'ONG Femmes Africa Solidarité (FAS) à Genève dans le but de « structurer la solidarité des femmes »« Si nous sommes désorganisées, comment pouvons-nous avoir du poids auprès des décideurs ? », interroge-t-elle.

 


Missions d'observation électorale post-conflits
D’une voix calme, la Sénégalaise énonce les avancées majeures auxquelles elle a participé. En 2000, elle était impliquée dans l’adoption de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies visant à instaurer une plus grande participation féminine dans les négociations de paix et la reconstruction après les conflits. Elle a facilité le dialogue pour la paix entre les femmes au Burundi et en République démocratique du Congo (RDC) et mené des missions d'observation électorale post-conflits. Elle était au Libéria au début des années 2000 quand les Sierra-Léonaises, les Guinéennes et les Libériennes du Réseau des femmes du fleuve Mano pour la paix ont convaincu l’ancien président de la République du Liberia, « l’enfant terrible » Charles Taylor, de participer à un sommet régional sur la paix alors qu’il était en conflit ouvert avec ses voisins.
Nullement impressionnée par les chefs d’Etat, Bineta Diop l’est en revanche par les femmes qu’elle rencontre sur le terrain. « Je suis bouleversée par la capacité de résilience de ces femmes dont le corps est parfois utilisé comme une arme de guerre », s'émeut-elle. Au Soudan du Sud, elle a participé à une commission d'enquête sur les violences faites aux femmes qui doit être prochainement rendue publique.

 


Enthousiaste mais sceptique
En Somalie, elle a réfléchi aux moyens de permettre aux femmes soldats de téléphoner à leurs enfants pendant qu'elles maintiennent la paix. « C'est difficile d'absorber leurs histoires... J'ai parfois besoin d'un soutien psychologique », confie-t-elle. Pour se « régénérer », Bineta Diop danse sur des rythmes africains. « Ce sont mes racines ! », sourit-elle, en réajustant le Bazin indigo teint à la main par des Maliennes qui recouvre ses épaules.
Pour l’UA, 2015 est l’année de « l'émancipation des femmes ». Enthousiaste mais sceptique, Bineta Diop, classée parmi les 100 femmes les plus influentes par le Time en 2011, veut sortir des déclarations d’intention et mettre en place un index pour établir un suivi des avancées de la condition des femmes dans chaque pays africain.

Obsédée par le temps qui passe, la Sénégalaise a peur de ne pas avoir celui d’écrire le livre dans lequel elle développerait sa vision du rôle de la femme dans la société. En attendant, elle planche sur une thèse au Centre d’études stratégiques de Paris. Le thème, Les femmes, la paix et la sécurité. Evidemment.

 

 

 

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