Par COMI TOULABOR, Tiré de « Les Nana Benz de Lomé Mutations d’une bourgeoisie compradore, entre heur et décadence. Cairn Info

Commençons par revisiter brièvement le terme « Nana » qui sert communément au Togo à désigner les opulentes revendeuses de tissu, et par extension les riches commerçantes. Dans la langue mina (ou guin), au Sud-Togo, dont la plupart des revendeuses de tissu sont originaires, « nana » est un hypocoristique de na (ouena), concept classificatoire de la mère (Rivière, 1980), qui signifient « mère » ou « grand-mère », et qui finit par perdre la dimension parentale originelle pour exprimer la marque de politesse et de respect due à leur position sociale.
À la possession de la Mercedes Benz qui traduit leur success story économique s’ajoute la forte corpulence qui rappelle les « Nanas » de la peintre Niki de Saint-Phalle, pendant qu’une légende tenace les auréoles de pratiquer le polyconcubinage, une sorte de polygamie inversée. Une autre rumeur, frappée du sceau des croyances locales, les taxe de pratiques magiques et de possession de pouvoirs occultes qui leur permettraient de réussir dans les affaires et d’amasser énormément d’argent (Rivière, 1973).
Dans cette sociologie populaire, les Nana Benz se voient affecter les mêmes critères de réussite que les hommes. En effet, la richesse n’a de sens que lorsqu’elle se manifeste dans la consommation ostentatoire de biens mobiles, comme la grosse voiture, mais aussi dans la forte corpulence où le corps sert de véhicule pour montrer cette richesse. La résidence ou la villa, imposante s’il le faut, indispensable dans la matérialisation et l’extériorisation de l’opulence, quand bien même on peut en avoir plusieurs, reste un bien immobile qui, par définition, n’est visible que des seuls curieux intéressés.
Un autre attribut masculin dont jouissent ces commerçantes est la prise en charge financière des dépenses domestiques et aussi de l’éducation des enfants, censés poursuivre leurs études dans les meilleures écoles et instituts de formation de la place ou à l’étranger. Dans l’imaginaire collectif, au foyer, ce sont elles qui assument l’autorité réelle supposée revenir traditionnellement au mari. Pour que leur réussite économique soit socialement reconnue, elles se « dégenrent » pour se parer d’attributs masculins dans une société fière du machisme ordinaire, universellement partagé. On peut reprendre à leur compte l’analyse de Catherine Coquery-Vidrovitch (1994) au sujet des amazones du Dahomey : « Elles rejettent ainsi la condition traditionnelle de leur sexe, mais sont fières d’être des femmes hors du commun. » Ces traits de représentationpopulaire, parfois pittoresques, participent des clichés, comme celui de leur analphabétisme supposé, qui ont fait asseoir leur réputation et leur mythe, renforçant ainsi la réalité sociologique.
Les premières revendeuses de tissu, pionnières de la profession, ont commencé dans les années 1940-1950 à importer des tissus du Ghana, et ensuite ont proposé la commercialisation de leurs modèles aux maisons de négoce installées au Togo telles que les Britanniques GB Ollivant, UAC ou John Holt, ou les Françaises SGGG, CFAO ou SCOA, lorsque les relations entre le président ghanéen Kwame Nkrumah et son homologue togolais Sylvanus Olympio se dégradèrent sérieusement à propos du Togo britannique sur la question ewé. L’accès aux circuits d’approvisionnement, principalement à ces maisons de négoce, ainsi que l’ancienneté dans la profession constituent les critères discriminants qui ont construit leur hiérarchie professionnelle.

Au sommet de la pyramide argentée se trouvent dix à quinze grossistes qui ont l’exclusivité  Le commerce de tissu, pour une forte rentabilité, doit... de se ravitailler directement en grande quantité auprès des maisons d’import-export et aussi des usines de la place telles que l’Industrie textile du Togo (ITT) et la Togotex, aujourd’hui en faillite. Certaines grossistes détiennent jusqu’à une dizaine d’exclusivités auprès de celles-ci. On peut citer quelques pionnières emblématiques telles qu’Eunice Adabunu, née en 1919, à laquelle le magazine américain Ebony consacra un article en 1963. On y apprend qu’elle débuta à 11 ans en vendant des beignets, du sucre et des perles. À 47 ans, dont vingt-trois passés dans le commerce, sa fortune lui a permis d’être un des membres influents et un des bras financiers du parti nationaliste, le Comité de l’unité togolaise, de Sylvanus Olympio (Anonyme, 1963, p. 44) quand celui-ci, ancien directeur de l’UAC, se lança dans la lutte de décolonisation. Patience Sanvee, née en 1928 (décédée en août 2004), une autre célébrité, d’une dizaine d’années la cadette de la précédente, débuta à l’âge de 8 ans en vendant cigarettes et parfums dans la rue avant de devenir le « Market Woman Phenomenon ». Dédé Rose Creppy, une autre pionnière, née en 1935, qui, avec ses compagnes, posaient ici même les premiers jalons d’un gigantesque empire commercial il y a quatre décennies. Des noms comme Laura Doe Bruce, Julie Bocco, Nadou Lawson, Ayélé Santana, Manavi Sewoa Ahiankpor font partie de cette première génération de Nana Benz, figures historiques incontournables.
 


    Ensuite, les demi-grossistes qui, avec ou sans exclusivité, se ravitaillent en partie auprès des firmes de négoce et en partie auprès des grossistes (Cordonnier, 1982, p. 161), alors que pour Tété-Adjalogo (2000, p. 209) elles s’approvisionnent uniquement au grand marché de Lomé, leur centre d’affaires, dont elles ont fait la plaque tournante sous-régionale du commerce du tissu jusqu’en Afrique centrale.
    En troisième lieu, une légion de détaillantes qui travaillent pour elles-mêmes ou pour une patronne, grossiste ou demi-grossiste, diffusant ainsi le tissu sur l’ensemble du territoire. Les grossistes et les demi-grossistes indépendantes se font assister, selon leur capacité financière, de plusieurs aides-revendeuses, comme Dédé Rose Creppy qui en emploie quatre, souvent des parentes proches ou éloignées qui sont des jeunes filles confiées par leur famille aux Nana Benz pour apprendre le métier.
    Enfin, à la base de la pyramide argentée se trouve une nuée de petites revendeuses ambulantes (Gbéassor, Marguérat, 1985), produit du phénomène de l’exode rural féminin massif qui s’inscrit dans un mouvement d’exode plus général que le pays connaît comme l’ensemble de ses voisins, ainsi que dans le trafic d’enfants qui infecte le golfe de Guinée. Rémunérées souvent au lance-pierres, et vivant dans des conditions de précarité « subhumaine », elles forment le lumpenprolétariat, la face hideuse de cette économie informelle dont la littérature ne retient souvent que le côté noble et glorifié. L’ensemble de la profession emploie un effectif qu’on peut estimer entre deux et quatre mille personnes, dont les franges supérieures forment la bourgeoisie compradore qui sait se reproduire remarquablement par le passage du témoin entre mères et filles, ainsi que le montre Rita Cordonnier (1982, p. 102-103).
    Le business Nana Benz engendre des chiffres d’affaires et des bénéfices hors normes et surtout pour les principales grossistes. Les prix sont très librement fixés, à la tête du client le plus souvent, dans cette économie verbale où la palabre et le marchandage sont des figures imposées dans lesquelles les revendeuses se révèlent de redoutables psychologues formées à la dure école de l’expérience du capitalisme sauvage. Avec pas moins de quatre catégories, dont chacune comprend plusieurs gammes, le tissu imprimé offre une marge de manœuvre importante qui permet de compenser ou d’anticiper les pertes dans l’une par l’autre catégorie. Son commerce est capable de dégager un chiffre d’affaires annuel allant de dix millions à deux milliards de francs CFA (soit entre 15 245 et 3 049 000 euros). En 2004, l’une des Nana Benz témoigne que son « chiffre d’affaires mensuel variait de 25 à 40 millions de francs CFA [35 000 à 60 000 euros] ».
    Ce qui frappe dans ces données datées de Cordonnier (1982), ce sont les pourcentages retenus sur les chiffres d’affaires pour constituer les bénéfices qui vont de 4 à 22 %. On peut comparer ces gains à ce que gagne actuellement un instituteur du primaire qui débute sa carrière à environ 30 euros mensuels pendant qu’un maître assistant d’université est autour de 350 euros, un maître de conférence à 450 et un professeur à 600. Par ailleurs, les indemnités d’un député sont à 1 220 euros, celles d’un ministre à 1 830 et du chef de l’État à 12 220. Il importe de savoir que le SMIG (Salaire minimum interprofessionnel garanti) n’a pas dépassé pendant plusieurs décennies 13 757 francs CFA (20,96 euros) avant d’être porté en décembre 2011 à 28 000 (42,67 euros), puis en janvier 2012 à 35 000 (53,35 euros), mais c’est un SMIG purement théorique rarement effectif dans la fonction publique, comme dans le secteur privé ainsi que le note L’Union, un journal de la place, et que le Togo figure parmi les pays les moins avancés où près de 90 % de sa population vit avec à peine un dollar par jour.
    Dans ce contexte général, les Nana Benz représentent la figure de l’opulence, d’autant que pendant les Trente glorieuses le coût de la vie, à taux constant, était moins élevé qu’il ne l’est actuellement. Ainsi, « riches, elles se font construire des villas de luxe dans les quartiers résidentiels de Lomé, achètent des appartements en Europe – à Paris notamment – et importent au Togo les premières berlines allemandes, BMW et Mercedes ». Cette vision procède d’une généralisation abusive d’une catégorie de Nana Benz très minoritaire, haut placées dans la hiérarchie de la profession : celles dont les revenus mensuels sont compris entre 800 et un peu plus de 2 000 euros. Elle occulte les deux autres catégories, les plus fréquentes : les moyennes Nana Benz (revenu autour de 100 euros) et les petites Nana Benz (revenu en dessous de 100 euros). Quelle que soit leur catégorie, elles ont toutes franchi le seuil de la « petite prospérité », c’est-à-dire qu’elles sont sorties de la vulnérabilité et ne sont plus exposées à la menace d’un « risque significatif de déclassement », même dans la douloureuse mondialisation.

     

     

     

     

 

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